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Eugène N'Jo Léa, le combattant

Le 23.10.2020 par NSOL31

Plus qu'un joueur de football, l'ancien lyonnais Eugène N'Jo Léa est un artisan de la construction du football français et africain.

L'ange à deux têtes

Rares sont les joueurs à avoir fait l'unanimité aussi bien dans la capitale des Gaules qu'en plein cœur du Forez. Beaucoup d'entre eux sont au contraire parias d'un côté et héros de l'autre, ou bien d'illustres anonymes sous le maillot vert comme sous celui de l'OL. Eugène N'Jo Léa est un homme à part. Il est très respecté et élevé au rang de légende par les supporters du club stéphanois, et a un statut tout au moins aussi important entre Rhône et Saône. 

L'histoire d'Eugène N'Jo Léa dans ce bas monde commence au milieu du mois de juillet 1931, dans un monde qui crie à l'agonie en raison de la crise économique, à Batuchi, un minuscule village le long du fleuve Wouri. A l'époque, le Cameroun n'est plus sous la tutelle allemande depuis près de treize années. Ce sont les français qui gouvernent le pays, et pratiquent une forme d'assimilation bien propre à la colonisation tricolore, au milieu d'opérations de pacification qui se transforment bien souvent en pillages, incendies et massacres. Mais la colonisation, si elle doit avoir un autre avantage que la construction de ponts au-dessus du cours du Wouri, apporte le football au nord du Lac Tchad.

La colonisation rime aussi avec un exode des populations rurales vers les grandes villes du pays, comme Yaoundé ou Douala. Les parents d'Eugène N'Jo Léa n'échapperont pas à la règle, et viendront trouver habitat dans cette dernière. En 1941, alors que la guerre fait rage partout ailleurs dans le monde, Eugène N'Jo Léa a la chance d'avoir des parents suffisamment fortunés pour poursuivre son trajet scolaire. Seul, il quitte Douala pour Nkongsamba, une ville à 145 kilomètres de ses parents. Là-bas, il fait la découverte de la trigonométrie et du ballon rond pour la première fois. Et avec l'un comme l'autre, le coup de foudre est immédiat.

En mission

N'Jo Léa restera loin de ses parents juste le temps qu'il lui faudra pour obtenir son BEPC. Agé de seize ans, il revient à Douala et profite de la fin de la guerre et des mesures permettant aux élèves les plus brillants d'obtenir des bourses scolaires pour candidater au dispositif. Il lui faudra quatre ans pour en obtenir une. Entre temps, il joue dans divers clubs de la future capitale économique du pays, notamment le Vent Lalanne, un club francophile.

C'est donc tout à fait logiquement que lorsqu'il débarque en France, en 1951, dans la banlieue lyonnaise, il prend sa licence dans un club de Roche-la-Molière, une ville périphérique de la préfecture de la Loire. Pour son premier match, Eugène N'Jo Léa fait montre de tout son talent : onze buts pour une large victoire des siens 12-0. A l'époque, la marge entre le football professionnel et le football amateur n'est pas si grande, et les verts lui proposent derechef un contrat professionnel. Ils ne le le regretteront jamais. Le natif de Batuchi marque soixante-dix buts en cent-une rencontres avec les verts, et remporte même la D1 en 1957.

Mais voilà, N'Jo Léa n'est pas venu en métropole pour jouer au football mais pour faire des études, chose impossible à partir d'un certain stade dans le Forez. N'Jo Léa quitte donc sa campagne et rejoint Lyon, d'abord en tant que simple étudiant la semaine tout en continuant son contrat dans la Loire le week-end, puis, pour plus de confort, il rejoint les Gones à temps plein et signe avec l'OL. Footballeur de classe, il éblouit toutes les semaines la France de son grand talent, et marque encore de nombreux buts avec l'OL : vingt-et-un en cinquante matchs. Mais après deux saisons à l'OL, il est déjà temps pour lui de partir. En effet, l'Institut des Hautes Etudes d'Outre-Mer, qu'il intègre à l'été 1961, se situe à Paris. Il quitte donc l'OL et rejoint les rayés du RC Paris, avec lesquels il ne disputera que deux rencontres, la faute à un emploi du temps déjà bien rempli. C'est ainsi que la carrière sportive de N'Jo Léa prend fin.

Sur le front

Mais les plus beaux accomplissements d'Eugène N'Jo Léa dans le monde du football ne se font peut-être pas sur le terrain, mais bien en coulisse. Car si N'Jo Léa a quitté l'Olympique lyonnais puis le Racing Club, c'est pour devenir diplomate. Et diplomate, N'Jo Léa le sera. D'abord dans le monde du football français : aux côtés de Jacques Bertrand et du bien connu Just Fontaine, il sera un des membres fondateurs du syndicat des footballeurs, l'UNFP, permettant ainsi aux footballeurs professionnels de peu à peu s'affranchir de l'égide des présidents des clubs, et permettant le long chemin vers la professionnalisation du football, amorcé dans les années 30 avec la reconnaissance des clubs professionnels, de prendre un nouveau tournant.

Il deviendra par la suite un proche du secrétaire général de l'OUA, l'Organisation de l'Unité Africaine, Diallo Telli. Sous les conseils de celui-ci, il fera partie de la commission camerounaise lors de la rencontre mixte Nigéria-Cameroun de 1970 portant sur le tracé des frontières communes aux deux pays. 

Onze années plus tard, en 1981, Eugène N'Jo Léa reviendra à ses premières amours, le football. Pas dans son pays natal, le Cameroun, mais bien au Sénégal. Il tentera d'y implanter des structures professionnelles pour le football, un rêve qui ne verra pas le jour de son vivant. Pire, en conflit avec le gouvernement camerounais, car il souhaite alors moderniser la fédération et organiser des affrontements de clubs nationaux avec des clubs français, il voit son fils victime d'un coup bas : William N'Jo Léa, lui aussi joueur professionnel, ne voit pas sa citoyenneté camerounaise reconnue, pour l'empêcher de jouer avec les Lions Indomptables.

Affaibli peu à peu par ses luttes incessantes, mais aussi miné par des problèmes physiques - claudication, maladie -, N'Jo Léa est d'abord opéré aux frais de l'UNFP qui réalise une grande collecte de fond en 2005 pour venir en aide à son fondateur, démuni. Un an plus tard, il est à nouveau conduit en soins intensifs. Cela sera une fois de trop : le 23 octobre 2006, à l'âge de 75 ans, s'éteint Eugène N'Jo Léa, grand instigateur de la liberté pour les footballeurs en France.

Photo : Eugène N'Jo Léa avant un match de l'Olympique lyonnais. N'Jo Léa est au centre au premier rang. Crédits : Le Progrès / Olympique lyonnais.

À propos de l'auteur

Cet article a été rédigé par NSOL31, membre du Café du Commerce OL.